Alvaro Echanove
3e Chaise : de l’idée au mouvement
Joséphine Brodeur nous explique comment une idée toute simple est en train de se transformer en projet de société.
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Nous sommes dans les bureaux de 3e Chaise, au cœur du Centre-Ville de Montréal. Dehors, l’air est scandaleusement froid. Par la grande fenêtre qui donne sur le centre Bell, on voit tourbillonner ces petits flocons de neige glacée qui vous meurtrissent la peau comme autant de petites lames de rasoir. Rien de nouveau sous le soleil : le climat québécois est loin d’être amical.
“Moi, j’aime cette température”, me dit Joséphine. “Tu ne le dis à personne, d’accord?”
L’union fait la force
C’est en 2015 que l’idée de Third Chair (en français : 3ème Chaise) germe dans l’esprit de cette entrepreneuse aguerrie. Après une carrière prodigieuse, entamée dans le secteur immobilier, elle décide de se plonger dans le monde fascinant — et encore bourgeonnant — des modes de Prévention et de Règlement des Différends (PRD). Comme d’autres, elle est séduite par l’idée d’une “tierce partie neutre” qui vient aider les parties à dialoguer. Cependant, quelque chose la dérange dans le paysage des “PRDistes”.
“Il n’y a pas beaucoup de travail en équipe. Les médiateurs travaillent en silo, en raison de la nature de leur métier. Or c’est l’union qui fait la force.”
Joséphine décide donc de déployer des efforts de réseautage et de créer un regroupement de professionnels représentés par un branding commun. Third Chair est né.
“C’est clairement le programme de PRD à l’Université de Sherbrooke qui m’a inspiré cette démarche. Je me suis demandé comment il était possible de survivre comme professionnel de la médiation, et pour moi la réponse est claire : en étant réunis, en formant une équipe, afin d’offrir le bon expert au bon moment à la clientèle”.
Cette idée semble couler de source, et pourtant elle ne correspond pas encore à la réalité. Les quelques rares médiateurs qui vivent de leur art s’assoient plutôt sur leur réseau propre, et sur leur réputation personnelle constituée au fil du temps. Cela peut sembler naturel au vu des exigences du métier, qui requiert une immense confiance de la part des parties, ainsi qu’une certaine discrétion. Cependant, cela pose deux problèmes : celui de l’intégration des nouveaux médiateurs dans le marché du travail, et surtout celui de l’adéquation des experts aux affaires qui sont portées devant eux. En effet, si ce sont toujours les mêmes, comment peut-on s’assurer de leur impartialité et de leur compétence ?
“L’autre mission de Third Chair est de faire rayonner les modes de PRD. L’IMAQ [Institut de Médiation et d’Arbitrage du Québec] réunit de nombreux médiateurs, mais la logique de silo persiste, et le public connaît encore mal la médiation. Le travail en équipe permettrait une plus grande efficacité.”
Aim for the moon, and you’ll reach the stars
Concrètement, à quoi est-ce que cela va ressembler ?
“Nous nous sommes directement inspirés du Singapore Mediation Center. Notre clientèle se voit attribuer un label pour démontrer qu’elle veille à mettre en œuvre une meilleure gouvernance, en faisant des changements à l’interne et dans ses relations externes. “
Les ambitions de Mme Brodeur ne sont pas maigres. Le Singapore Mediation Center (SMC) est un véritable hub de médiation, un immense panel d’experts hyper-spécialisés vers lequel se tournent des entreprises du monde entier pour régler leurs différends.
“A l’instar du SMC, nous avons rédigé un manifesto pour rassembler nos experts autour d’un corpus de valeurs communes, notamment la collaboration, l’intégrité et l’innovation. En signant notre Charte des Valeurs, chaque membre de l’équipe s’engage à œuvrer dans le sens d’une meilleure écologie humaine.”
“Nous avons organisé des rencontres de brainstorming avec nos experts afin d’échanger des idées et des pistes pour développer notre activité. C’est ainsi que notre slogan a vu le jour : “Bâtissons vos solutions”.”
Associez tout cela à un branding efficace et vous obtenez 3e Chaise, dont le lancement officiel a eu lieu lors de la conférence C2 (organisée par le Cirque du Soleil) en 2017.
Depuis, Joséphine n’arrête plus de travailler : recherche des experts, développement des affaires, design des procédures de prise en charge des demandes, fin des études en PRD, marketing digital, réseautage (et vie de famille, bien évidemment). “C’est beaucoup de travail de fond”, dit-elle, sans pour autant sacrifier cet éternel sourire qui fait sa marque de commerce ainsi que l’un de ses plus efficaces leviers de négociation.
Vous avez dit “défi” ?
Pour Joséphine, cette aventure est plus qu’une opportunité d’affaires : il s’agit d’un véritable mouvement sociétal dont elle sait déjà qu’il parle aux jeunes avocats et aux gens d’affaires. Mais quelles embûches se cachent sur son chemin ?
“Nous vendons quelque chose d’abstrait au premier abord. La médiation, la prévention, la consultation, ce n’est pas comme les chaussettes ou l’électroménager, c’est impalpable. On en perçoit mal l’utilité à moins d’être dos au mur, ou de voir quelqu’un d’autre y recourir avec succès. Nous devons donc expliquer aux PME (petites et moyennes entreprises) ce que l’on fait, et c’est beaucoup de travail.”
Pédagogie, patience, persévérance, donc.
“Idéalement, nous aimerions que les gens d’affaires s’approprient les modes de PRD, car nous faisons du B2B (business to business). 3e Chaise appartient à son panel d’experts, mais aussi aux entreprises.”
Joséphine s’interrompt pour me demander comment je prends mon café. “Ensuite, on ira manger une bonne chaudrée de palourdes, au restaurant d’en face. Tu verras : ça va te requinquer.” Je suis enchanté. On dirait que mon interlocutrice ne perd jamais de vue l’humain qui se trouve face à elle, ainsi que ses besoins. C’est réconfortant, et parfois déstabilisant.
Nous sortons dans l’impitoyable vent de janvier. “Un autre défi pour nous va être de collaborer avec les cabinets d’avocats. Le fait de se placer en tierce partie neutre peut sembler compétitif à leur égard, mais en fait c’est intéressant pour eux et pour leurs clients, car on se complète. Ça nécessite seulement un léger changement de mentalités.”
Changer les mentalités, fédérer dans un marché en silos, informer les entreprises et les particuliers… On dirait que rien ne fait peur à Joséphine Brodeur. Pas même l’hiver montréalais.